Vendredi 18 juin, juste avant le premier tour des élections, dans la cour des Cordeliers David Géhant avait organisé une réception politico-médiatique pour célébrer l’arrivée de la Fibre magique sur la région. Muselier annoncé, avait évidemment d’autres préoccupations, et c’est en présence de 4 maires, d’une dizaine de représentants, techniciens de SFR, de quelques membres du conseil municipal de Forcalquier, et sous l’œil d’une caméra de BFM, d’un journaliste de « La Provence » que le président de la Comcom, technophile assumé, nous a fait l’éloge de cette société numérique en marche dont il est un ardent promoteur.
Un discours dithyrambique où il s’est félicité de constater que la crise sanitaire n’a rien changé ni à la mondialisation économique, ni au « business as usual ».
Vous n’avez rien raté, par contre sur le sujet, à lire le très bon article de « l’Étincelle » que vous pouvez trouver sur le site : letincelle-journal.fr.
Les habitants du 04 payent la fibre au prix fort
Quasi-indispensables à la vie quotidienne de tous. Dès lors, comment garantir à chacun un accès au réseau internet ?
Les élus locaux ont une responsabilité dans la définition des orientations prises pour ces aménagements stratégiques. Dans les zones rurales peu denses, le déploiement de la fibre a été entièrement cédé à un investisseur privé qui multiplie les manquements aux règles, le gaspillage des ressources et les malfaçons. Les collectivités locales ne devraient-elles pas assurer un rôle de régulation et corriger les déséquilibres dans l’accès au service engendrés par la privatisation ?
En 2010, l’État a fixé un objectif de 100 % de la population française desservie en internet très haut débit d’ici 2025. Dix ans plus tard, où en est le déploiement du réseau de fibre optique dans les Alpes-de-Haute-Provence ?
Pour les territoires fortement urbanisés, l’aménagement des infrastructures numériques a été confié aux grands opérateurs privés : Orange, SFR, Bouygues et Free. Ils ont réalisé les investissements et sont devenus propriétaires des réseaux créés. Dans le 04, onze communes sont concernées, parmi lesquelles Manosque et Digne-les-Bains.
Mais pour les territoires ruraux et les zones peu denses ou difficiles d’accès comme Forcalquier, Riez ou Annot, les opérateurs privés se sont montrés plus réticents, faute de rentabilité suffisante. Les collectivités locales ont donc créé fin 2012 un « syndicat mixte ouvert », le SMO PACA THD, qui a confié les travaux d’installation du réseau à l’entreprise Altitude Infrastructure, par contrat de délégation de service public. Le SMO est piloté par des élus régionaux et départementaux, parmi lesquels le président de la commission régionale à l’aménagement du territoire et des infrastructures numériques, David Géhant.
Gaspillage d’argent public et privatisation
Six ans après la création du SMO, fin 2018, malgré les 73,4 millions d’euros dépensés, Altitude Infrastructure n’avait installé que 2125 prises FTTH (fibre optique jusqu’au domicile) sur les 49 000 prévues. À ces retards dans l’aménagement du réseau promis, s’ajoute la perte de 500 000 euros d’argent public, détournés sur un compte en Suisse par un escroc qui s’est fait passer tour à tour pour la collectivité et pour la société de travaux de fibrage (lire l’article du Dauphiné).
En 2019, sentant venir le fiasco, le SMO décide de faire appel à un opérateur privé pour terminer le chantier. L’entreprise SFR fait alors l’acquisition du réseau en l’état pour 80 millions d’euros et s’engage à finir d’équiper l’ensemble des Alpes-de-Haute-Provence d’ici 2022, moyennant un investissement total de 230 millions d’euros. Une cession au privé justifiée par David Géhant en des termes plutôt vagues : « Le point de vue pratique du SMO a dysfonctionné, et il y avait une inquiétude au niveau des finances », déclare-t-il à La Provence le 28 décembre 2019.
Ce changement de stratégie a un coût. La rupture du contrat avec Altitude Infrastructure entraîne la signature d’un chèque de 27,6 millions d’euros de pénalités à l’ancien prestataire. Résultat des comptes : 21 millions d’euros d’argent public perdus ? Du côté du SMO, on préfère se focaliser sur les économies futures que représente l’interruption des investissements publics : « Ils [SFR] prennent tout à leur charge, c’est une vraie différence pour le contribuable, ça représente une économie de dizaines de millions d’euros », affirme David Géhant à La Provence. Question de point de vue : certes, le contribuable ne finance plus l’installation de la fibre, mais il est contraint de céder cette infrastructure stratégique pour le développement de son territoire à une grande entreprise multinationale.
Dans les faits, le contrat passé avec SFR s’accompagne d’une baisse des objectifs de déploiement de la fibre : « Ils ne viennent pas chez nous en disant qu’ils vont déployer de la fibre partout chez tout le monde, parce qu’ils savent bien que ce n’est rentable pour personne. La finalité, c’est qu’il y ait du très bon haut débit de qualité pour tous. Pour certains ce sera de la fibre, pour d’autres de la 4G mobile ou de la 4G fixe », résume Nathalie Ponce-Gassier dans le compte-rendu de la réunion au CD 04 du 21 juin 2019.
Les besoins du territoire sacrifiés à l’exigence de rentabilité
L’infrastructure numérique des zones peu denses est ainsi devenue la propriété d’un grand groupe soumis aux fluctuations du marché et aux impératifs de rentabilité à court terme, dont l’actionnaire principal Patrick Drahi est un habitué de la réduction drastique des coûts : en 2017, il a mis en place un plan social jamais vu en France – 5000 départs volontaires sur 15 000 salariés (lire l’article du Monde ). En 2021, il annonce vouloir encore se séparer de 1 700 salariés d’ici 2025. Des économies qui vont nécessairement influer sur la qualité de service de l’opérateur télécoms, mais aussi sur les conditions de travail des salariés.
Pour achever l’équipement du département, SFR fait largement appel à des sous-traitants. Dans une lettre à la préfète Violaine Démaret du 10 mai 2021, la CGT s’inquiète des conditions de travail des employés de ces entreprises, ainsi que de l’absence de volet social dans le contrat passé avec SFR, alors que l’opérateur se targue d’avoir une politique de « responsabilité sociale ». Le syndicat en appelle à un rôle régulateur des pouvoirs publics face à des mécanismes de marché qui ne favorisent pas naturellement des conditions décentes pour les techniciens. Le recours à des travailleurs étrangers, venus du Portugal ou du Brésil, inquiète en raison de la dégradation de leurs conditions de travail et de rémunération, mais aussi de l’absence de suivi technique et de maintenance une fois ces travailleurs partis. Une fuite de savoir-faire qui pourraient pourtant être conservés et entretenus par des travailleurs locaux : « Pourquoi les pouvoirs publics en charge des conditions de vie des citoyens ne se saisissent-ils pas de ces ficelles pour imposer des emplois locaux dans les contrats, délégation de service public, AMEL ou autres ? ».
Des élus rapportent également de sérieux manquements administratifs de la part de l’entreprise. Bien souvent, ils ne sont pas mis au courant de l’arrivée des sous-traitants dans leurs communes. Travaux non déclarés, autorisations de travaux sur la voirie non demandées, « ces absences de déclaration ont pour conséquence directe le non paiement des redevances d’occupation du domaine public, ce qui est illégal ! » dénonce la CGT.
Ces pratiques vont jusqu’à des malfaçons : dans le village d’Allons, SFR décide de faire passer la fibre par les poteaux téléphoniques vétustes au lieu d’utiliser les fourreaux souterrains et sécurisés préparés avant 2019. Plusieurs réunions avec les différents acteurs sont nécessaires pour revenir au plan initial. Le maire Christophe Iaccobbi, lui, ne décolère pas : « La commune a été informée par la société SFR qu’elle a acheté les installations actuelles et qu’à terme toutes ces installations seront mises hors service ! Que de gâchis d’argent public et que de non-sens technique ! » (voir le site de la commune). Sans la vigilance et l’opiniâtreté de quelques élus communaux, les instances publiques auraient entièrement perdu la main sur la cohérence de l’aménagement du territoire.
Des conséquences directes pour les usagers
À la place d’une infrastructure publique qui pourrait bénéficier de l’aide de fonds nationaux et européens, il a été préféré un investissement privé qui demandera à être rentabilisé à plus ou moins longue échéance et qui se traduira par une ponction d’une partie de la richesse créée sur le territoire. Un financement public n’aurait pas été une perte puisqu’il aurait servi au développement du territoire bas-alpin. Désormais, le client qui souhaite être relié au réseau très haut débit doit payer une redevance à SFR quel que soit son opérateur, même si celle-ci est invisible sur la facture. De plus, avec la position de monopole de SFR sur le réseau fibré du département, il sera impossible pour les clients insatisfaits d’utiliser un opérateur concurrent. Le PDG de SFR, Alain Weill l’a clairement signifié au président du CD 04 : « À partir du moment où j’ai le réseau, tous ceux qui voudront venir dessus paieront, que ce soit les collectivités ou les particuliers ».
Le maintien de fortes inégalités d’accès au réseau internet
Il est aujourd’hui crucial pour tous les habitants d’un territoire de disposer d’une connexion internet fiable et de qualité, que ce soit pour effectuer des démarches administratives obligatoires, accéder à la connaissance et à l’enseignement, pour le télétravail ou les usages récréatifs. Cette nécessité s’est encore accentuée avec les confinements sanitaires qui ont contraint beaucoup de citoyens à travailler à distance et à entretenir leurs relations sociales par écrans interposés. Sachant que la « fracture numérique » touche d’abord les ménages ruraux, qui souffrent déjà de la raréfaction des services publics et des déserts médicaux (lire le rapport du président d’UFC-Que choisir), l’abandon du réseau très haut débit à SFR était-il un choix véritablement stratégique pour donner à chaque habitant du 04 les mêmes chances ?